Lil Wayne, le rap et moi : comment le Martien de Hollygrove a tout fait basculer

Flashback : j’ai 14 ans, je suis un ado solitaire et a l’écart. Je me sens constamment mis a l’ecart par les autres, le petit intello timide, et j’ai un cyclone dans la tête qui commence a tourner de plus en plus vite. Solo la nuit dans ma chambre, j’écoute la radio et l’animateur de Skyrock annonce qu’on va écouter le nouveau single du meilleur rappeur du monde. Il a bien dit : le meilleur rappeur du monde – je suis jeune et impressionable, les grandes formules comme ça me font de suite tendre l’oreille.

La première fois que j’ai entendu Lollipop de Lil Wayne, j’ai litteralement cassé ma tête. J’étais un auditeur sérieux – atrocement sérieux pour un gamin de 14 piges, – et je m’étais auto-persuadé que si j’aimais autant la musique, c’était avant tout pour les messages conscients qu’elle diffusait et pour la profondeur des paroles. 

“Lollipop” n’avait rien de profond : c’était un hymne de débauché, où Lil Wayne chantonnait de sa voix nasillarde sous Auto-Tune a propos de se faire sucer dans un club (j’étais aussi totalement innocent, je n’avais qu’une vague idée de ce que pouvait bien être une pipe – atrocement innocent pour un gamin de 14 piges). En un mot : le morceau allait contre tout ce que je prétendais aimer dans le rap pour donner une “respectabilité” à ma passion, en arguant que ce qui faisait l’essence de cette musique, c’étaient les textes ciselés à la plume d’oie sur des prods élégantes et jazzy (pas impossible que j’aie sorti plus les mots “rhythm and poetry” dans des discussions, en prenant un air sérieux et pénétré)

En toute logique, je n’aurais jamais dû aimer ça. Fondamentalement, je pense que je ne voulais pas aimer ça : pour lutter contre le sentiment de rejet qui me pesait continuellement sur la poitrine, je cherchais a me distinguer par mon goût pour les choses raffinées, sans m’apercevoir que ce que j’appelais raffinement ne découlait pas de mes goûts personnels mais bien d’une norme de légitimité finalement très similaire à celles de la culture classique. Les mots que j’ai appris depuis me disent que ce comportement relève de l’omnivorisme culturel, et que c’est une façon de plus pour les membres des classes supérieures, dont je suis issu, de briller par leur éclectisme en affichant un goût pour les cultures populaires.

Mais Lil Wayne ? “Lollipop” ? J’avais beau faire tous les efforts intellectuels du monde, impossible de faire rentrer ça dans ma petite grille d’analyse confortable. L’autotune est trop flagrante, le rappeur trop arrogant, ça ne ressemble a rien que je connaisse, je ne veux pas aimer ça.

Pourtant, le morceau se vrille instantanément une place dans mon cerveau, un “ear-worm”(1)qui se loge dans mon conduit auditif pour ne plus en bouger. Impossible d’oublier ce qui vient de sortir de mon petit poste FM, ou de faire abstraction de ce fait : que je le veuille ou non, j’ai adoré ça. 

Lil Wayne est sans doute le rappeur le plus important de ma vie d’auditeur jusqu’à aujourd’hui, parce qu’il a fait voler en eclat ce que je croyais attendre du rap. Au départ du second couplet de “Phone Home”, il rappe
We are not the same, I am a alien” 

La voix de Weezy est déformée a l’extrême, quelque part entre le timbre métallique d’un robot et le coassement d’une entité lovecraftienne. La langue anglaise elle-même est tordue (un bon élève aurait dit “aN alien). Ce n’est pas une vaine revendication pour satisfaire aux règles de l’egotrip mais un veritable manifeste : quand je decouvre le rappeur, tout en lui semble transpirer la singularité. Il est petit et moche, hors de tous les canons de beauté que je connaisse, son flow se tord dans tous les sens, là où ceux des rappeureuses new yorkais-es qui remplissent mon ipod sont précis et millimétrés.

Il se sent différent des autres, comme moi. Incompris, mis a l’écart parce que trop incompréhensible, comme moi. Mais avec quelle arrogance ! Ce que veut vraiment dire ce “we are not the same” c’est : “I am better than you” – une décennie et un ocean plus loin, deux frères des Tarterêts ne diront pas autre chose quand, avec la même morgue triomphante, ils se reclameront d’être “pas comme eux”. Dans cette différence que je vis comme un fardeau, Lil Wayne, lui, puise l’énergie qui lui permet d’être le meilleur rappeur en vie. Cette fois, c’est bien moi qui l’ai dit : le meilleur rappeur en vie. 

En m’apprenant cette leçon, ma découverte de Tha Carter III a transformé ma perception du rap. C’est a partir de cet album que j’ai compris que le hip-hop n’était pas une discipline sportive où il faut correspondre à des critères préétablis pour être le meilleur. Qu’au contraire, le but de cette musique – ce qu’elle permet de faire, – c’est d’être soi même, le plus intensément possible, et de le jeter à la face du monde. Le plus différent sera le mieux. 

(1) : pas que je sois fan de mettre des anglicismes partout, mais la traduction française “ver d’oreille” est parfaitement dégueulasse.