“Il mérite d’être aux Beaux-Arts” : comment remercier la musique de t’avoir sauvé la vie ?

« Le rap nous a sauvé la vie, il mérite d’être aux Beaux-Arts »

– Isha

C’est encore et toujours cette foutue musique, matin au soir : je capte les ondes qui transpercent les salles les basses les cœurs. J’aime rien d’autre que ça, comme disait Lo du Bhale Bacce quand je me promène c’est mon seul repère. Rien d’autre qui me guide, rien d’autre qui touche à cette région profonde de l’âme où l’on sait qui on est. L’objectif depuis toujours, ça a été de bâtir ma vie autour d’elle. Je dis depuis toujours, mais c’est en fait surtout depuis l’hiver dernier.

L’hiver dernier, ma vie s’est effondrée sur elle-même. Là-bas dans le Sud-Est, dos aux montagnes qui verrouillaient mon horizon, je suis retombé en dépression, c’était pas le premier épisode mais c’était sans doute le plus violent. Un mauvais move de carrière m’a entraîné loin de tous les miens, alors que le Covid faisait rage et qu’on devait supporter des trucs aussi absurdes que leur putain de couvre-feu à 18 heures. Trop de taff et de stress sur une voie qui ne me menait nulle part, trop de vieux démons en vol circulaire autour de ma grosse tête, et me voilà dévasté. Encalminé dans des eaux noires, pavillon en berne, pensées à 10 BPM.

Parmi les rares souvenirs lumineux qui restent de cette période, il y a la sensation du casque sur les oreilles quand je me prends pour Asakura Yoh assis en tailleur sur la plage. Pour pas sombrer, j’écoute les disques qui sont chevillés à mon cœur : j’écoute Lalcko j’écoute Bob, j’écoute surtout le chant du vide qui m’appelait de toutes ses forces ce jour là quand je me suis tenu debout sur l’embrasure de la fenêtre. Les médocs me fracassent le crâne, le foutu psy sert à rien d’autre qu’à signer mes arrêts de travail, mais je me cramponne à mon stylo et à mon jack, j’écoute slowthai j’écoute The Jacka.

Ils disent la dépression c’est comme se noyer dans une piscine, il faut se laisser couler jusqu’au fond pour pouvoir remonter à la surface d’un grand kick. Mais qui vit dans une piscine au juste ? Ceci n’est pas un exercice, au fond y’a des brisants qui coupent comme des rasoirs et si tu pousses dessus tu vas remonter avec le pied en sang. J’imagine que c’est ce qui m’est arrivé : j’ai retrouvé une direction, mais en jetant aux orties tout le reste.

Pour faire simple j’étais prof débutant, et ça n’était pas fait pour moi. J’ai respect infini pour celles et ceux, les ancien-nes collègues, qui ont la furie et la foi pour monter sur le pont chaque jour : je ne fais pas partie de ces vaillant-es. Juste pas la flamme. Moi c’est la musique et les livres, c’est tout ce qui m’anime. J’ai démissionné. C’est tragique d’être monomaniaque à ce point, presque je le regretterais si c’était pas aussi intimement lié à la personne que je suis et à celle que j’essaie d’être. Si c’était pas ce à quoi je me suis raccroché quand tout partait en lambeaux qui me glissaient entre les doigts.

Perdu dans le noir, et il restait une seule lumière. Incapable de ressentir mes propres émotions, besoin de Frank, Brent, Tarik et Nabil pour ouvrir le coffre dans ma cage thoracique. Impossible de me repérer sur un territoire inconnu, besoin de me tourner vers Inf’, Sako, Veust pour m’en tracer la carte. Plus la force de dire à ma meuf que je l’aime et merci mille fois de me laisser m’ancrer à ton port, besoin de Sade A2H pour lui dire à ma place. Les journées où le seul truc qui me motivait à aller à l’hôpital chercher ma prescription, c’était la perspective de pouvoir écouter Max en boucle dans la voiture.

Went by for weeks with just my music and my woes, washing my mind down the waves.

Alors même que j’écris ces lignes, un mix de faces B new-yorkaises de 95 dans la Bose parce qu’incapable d’écrire sur le silence, je me rends compte à quel point c’est d’avoir cette passion en moi, ce truc inattaquable tant c’est gravé dans chaque os de mon corps, qui m’a permis de m’en sortir. Permis de réaliser que la survie passerait par le fait d’avoir une direction, un but, quelque chose à accomplir ici-bas pour laisser les lieux en meilleur état qu’on les a trouvés. Pour faire quelque chose des dons qu’on a reçus.

Moi j’ai un seul talent, c’est d’écrire. Je crois que c’est dans le roman de Mohammed Mbougar Sarr que j’ai lu récemment une phrase qui disait en substance : on n’est écrivain que parce qu’on n’est bon à rien d’autre, et c’est un peu mon cas. J’écris parce que je ne sais pas faire grand-chose d’autre de mes dix doigts, et j’écris sur la musique parce que comme Hamé de la Rumeur, je considère que j’ai beaucoup à lui rendre.

Il y a bien entendu, comme toujours, une dimension politique sous-jacente à tout ça. Je suis blanc et issu d’un milieu aisé, je survis à la maladie mentale pour bonne partie parce que mes parents ont mis de côté de l’argent pour moi. Conditions matérielles d’existence aisées, conditions émotionnelles d’existence assurées par des artistes qui sont de l’autre côté des rapports de domination – et que je le veuille ou non, je ne vis pas du côté des dominés. Voix de la culpabilité blanche résonne fort dans le bide, m’intime de me flageller et de me traiter de vampire qui boit les larmes d’autrui pour se sentir mieux. Il y a du vrai dans ce qu’elle dit.

Source : Ka – I Need All That, https://www.youtube.com/watch?v=JdX4XqRfnKo

Quel intérêt pourtant, de se battre la coulpe et de pleurnicher qu’on est un méchant ? En quoi ça fait avancer les choses ? Il y a des militant-es, merci à elle et eux, qui ont réfléchi à la question pour moi et je m’appuie sur ce qu’iels ont dit pour trouver quoi faire. Ce qu’il faut faire c’est rendre : consacrer la puissance d’agir que m’offrent mes privilèges à rendre ce qu’on m’a donné ou ce que j’ai volé sans le vouloir. Ka dit dans I Need That qu’il veut qu’on lui rende sa musique et sa culture : c’est ce qu’il faut tenter d’accomplir.

Un parcours académique exemplaire sous la ceinture, j’ai voulu faire de la recherche. Voulu m’engouffrer dans la brèche ouverte par d’autres avant moi, s/o Karim s/o Murray s/o Manue, et offrir au rap la place qu’il mérite dans le cénacle doré de l’université. Produire autour de cette musique le discours humble et rigoureux qu’elle mérite, lui rendre justice. Les portes sont restées fermées jusqu’à présent, je n’ai pas encore réussi à rentrer dans ce game là – on lâche rien pourtant, et j’y arriverai un jour. Mais je n’ai pas encore réussi à accrocher une place.

Pas grave, il reste l’essentiel : la musique les mots et moi, que je vous offre aujourd’hui. L’essentiel c’est d’écrire . Merci l’Abcdr de m’offrir un cadre pour le faire. I’m grateful beyond words. Si l’on écrit, c’est aussi dans l’espoir de traduire la mélodie qu’on a dans le cœur pour qu’elle soit audible pour quelqu’un d’autre, qu’elle résonne en quelqu’un d’autre. Merci à toi de me lire. I’m grateful beyond words.

Merci surtout à Lalcko et à Bob, à Nessbeal et à Max. Merci à Cam’ron, Little Simz, Britney, Leroy Sibbles. Merci le reggae merci la funk merci le rap.

I’m grateful beyond words.

Lil Wayne, le rap et moi : comment le Martien de Hollygrove a tout fait basculer

Flashback : j’ai 14 ans, je suis un ado solitaire et a l’écart. Je me sens constamment mis a l’ecart par les autres, le petit intello timide, et j’ai un cyclone dans la tête qui commence a tourner de plus en plus vite. Solo la nuit dans ma chambre, j’écoute la radio et l’animateur de Skyrock annonce qu’on va écouter le nouveau single du meilleur rappeur du monde. Il a bien dit : le meilleur rappeur du monde – je suis jeune et impressionable, les grandes formules comme ça me font de suite tendre l’oreille.

La première fois que j’ai entendu Lollipop de Lil Wayne, j’ai litteralement cassé ma tête. J’étais un auditeur sérieux – atrocement sérieux pour un gamin de 14 piges, – et je m’étais auto-persuadé que si j’aimais autant la musique, c’était avant tout pour les messages conscients qu’elle diffusait et pour la profondeur des paroles. 

“Lollipop” n’avait rien de profond : c’était un hymne de débauché, où Lil Wayne chantonnait de sa voix nasillarde sous Auto-Tune a propos de se faire sucer dans un club (j’étais aussi totalement innocent, je n’avais qu’une vague idée de ce que pouvait bien être une pipe – atrocement innocent pour un gamin de 14 piges). En un mot : le morceau allait contre tout ce que je prétendais aimer dans le rap pour donner une “respectabilité” à ma passion, en arguant que ce qui faisait l’essence de cette musique, c’étaient les textes ciselés à la plume d’oie sur des prods élégantes et jazzy (pas impossible que j’aie sorti plus les mots “rhythm and poetry” dans des discussions, en prenant un air sérieux et pénétré)

En toute logique, je n’aurais jamais dû aimer ça. Fondamentalement, je pense que je ne voulais pas aimer ça : pour lutter contre le sentiment de rejet qui me pesait continuellement sur la poitrine, je cherchais a me distinguer par mon goût pour les choses raffinées, sans m’apercevoir que ce que j’appelais raffinement ne découlait pas de mes goûts personnels mais bien d’une norme de légitimité finalement très similaire à celles de la culture classique. Les mots que j’ai appris depuis me disent que ce comportement relève de l’omnivorisme culturel, et que c’est une façon de plus pour les membres des classes supérieures, dont je suis issu, de briller par leur éclectisme en affichant un goût pour les cultures populaires.

Mais Lil Wayne ? “Lollipop” ? J’avais beau faire tous les efforts intellectuels du monde, impossible de faire rentrer ça dans ma petite grille d’analyse confortable. L’autotune est trop flagrante, le rappeur trop arrogant, ça ne ressemble a rien que je connaisse, je ne veux pas aimer ça.

Pourtant, le morceau se vrille instantanément une place dans mon cerveau, un “ear-worm”(1)qui se loge dans mon conduit auditif pour ne plus en bouger. Impossible d’oublier ce qui vient de sortir de mon petit poste FM, ou de faire abstraction de ce fait : que je le veuille ou non, j’ai adoré ça. 

Lil Wayne est sans doute le rappeur le plus important de ma vie d’auditeur jusqu’à aujourd’hui, parce qu’il a fait voler en eclat ce que je croyais attendre du rap. Au départ du second couplet de “Phone Home”, il rappe
We are not the same, I am a alien” 

La voix de Weezy est déformée a l’extrême, quelque part entre le timbre métallique d’un robot et le coassement d’une entité lovecraftienne. La langue anglaise elle-même est tordue (un bon élève aurait dit “aN alien). Ce n’est pas une vaine revendication pour satisfaire aux règles de l’egotrip mais un veritable manifeste : quand je decouvre le rappeur, tout en lui semble transpirer la singularité. Il est petit et moche, hors de tous les canons de beauté que je connaisse, son flow se tord dans tous les sens, là où ceux des rappeureuses new yorkais-es qui remplissent mon ipod sont précis et millimétrés.

Il se sent différent des autres, comme moi. Incompris, mis a l’écart parce que trop incompréhensible, comme moi. Mais avec quelle arrogance ! Ce que veut vraiment dire ce “we are not the same” c’est : “I am better than you” – une décennie et un ocean plus loin, deux frères des Tarterêts ne diront pas autre chose quand, avec la même morgue triomphante, ils se reclameront d’être “pas comme eux”. Dans cette différence que je vis comme un fardeau, Lil Wayne, lui, puise l’énergie qui lui permet d’être le meilleur rappeur en vie. Cette fois, c’est bien moi qui l’ai dit : le meilleur rappeur en vie. 

En m’apprenant cette leçon, ma découverte de Tha Carter III a transformé ma perception du rap. C’est a partir de cet album que j’ai compris que le hip-hop n’était pas une discipline sportive où il faut correspondre à des critères préétablis pour être le meilleur. Qu’au contraire, le but de cette musique – ce qu’elle permet de faire, – c’est d’être soi même, le plus intensément possible, et de le jeter à la face du monde. Le plus différent sera le mieux. 

(1) : pas que je sois fan de mettre des anglicismes partout, mais la traduction française “ver d’oreille” est parfaitement dégueulasse. 

$afia Bahmed-Schwartz – Eté

Des quatre saisons de $afia Bahmed-Schwartz, j’ai voulu explorer l’été parce que c’est d’elle que mon cœur desséché a désespérément besoin en ces journées glaciales. Les épreuves, le stress, les galères d’argent m’ont mis à sec, et jil me faut de la musique pour me rappeler tout ce qui m’irrigue : la chaleur du soleil sur ma peau, celle du sourire d’un-e adelphe sur mon âme, celle du rhum dans mes entrailles. L’été, la langueur des heures de joie peintes sur le bleu de l’océan, où la souffrance n’est plus qu’une ombre menaçante au coin du champ de vision.

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J’essaie d’écrire ce que je comprends, ce que je pense ou ce que je vis en écoutant ces chansons, mais je suis beaucoup trop occupé à ressentir. Je trouve ce que j’étais venu chercher : de la vie mise en musique. La vie n’a pas une structure couplet-refrain-couplet-refrain, elle ne rentre pas dans les critères qui permettent de définir tel ou tel sous-genre de rap. Partant de là, je ne suis pas sûr qu’essayer de décrie la musique de $afia en expliquant que les instrus sur lesquelles elle pose sont fortement inspirées par l’électro ou qu’elle dispose d’une large palette de flows des plus murmurés aux plus intenses aurait un quelconque intérêt.

La vie c’est des flashes d’image, des sensations qui se mélangent entre elles, des visions et des émotions auxquelles tu ne t’attendais pas mais qui s’imposent à toi. Comme dans une fête foraine, où les sens sont constamment surchargés, ou tout devient flou d’être trop intense.

Dans mes écouteurs, je regarde $afia bouger au milieu de ce flot de sensations, se gorger de tous les plaisirs qui passent à sa portée – le steak tartare, l’odeur de la fête, le sex on the beach, danser dehors sous le soleil couchant un verre de vin à la main, entouré-e de corps qui se libèrent. En été, la joie est trop pure pour qu’on se préoccupe des conséquences délétères que le murmure de la raison veut nous glisser à l’oreille. Ce qui compte, c’est de libérer le plus d’endorphines possible, de se laisser aller, de laisser tomber tout ce qu’on a dans les poches et dans le cœur quand le grand 8 fait son looping. Quand on danse au bord du précipice, on ne regarde pas le fond.

Pourtant, même quand la jouissance est à son paroxysme, flotte toujours l’ombre d’une peine – Sidi Sid et Radmo ne sont pas les seuls à chanter les larmes du soleil. La voix de $afia devient alors ce murmure inquiétant qui nous rappelle que le rollercoaster pourrait bien finir par s’effondrer

Il ne reste alors qu’à écouter la musique – on se perd dans la surcharge des sens, on se baigne dans le torrent d’images. Face à ce chaos de lumières de sons, de mélodies, de couleurs qui se mélangent, la seul façon de ne pas devenir fou – ou pire, banal – c’est de comprendre que ces lumières sont celles d’une fête.

Jameel Na’im X – Fidel’s Favorite Color



On se croirait en train d’écouter quelqu’un parler dans le fond d’un bar enfumé. L’atmosphère, chargée d’humidité et de torpeur, est de celles que seule la Louisiane sait produire. Sur la scène, de l’autre côté de la pièce, un orchestre improvise des mesures de jazz. Il faut parfois tendre l’oreille pour entendre celui qui nous raconte, tant sa voix est parfois noyée par d’autres.

Si Fidel’s Favorite Color 2 est une collection de morceaux profondément personnels, et qu’il n’y a pas de featurings, Jameel Na’im X n’y est pourtant pas seul . Les productions raffinées sur lesquelles il promène son flow à la nonchalance trompeuse sont entremêlées d’autres voix, qui s’embrouillent, qui chantent, qui se coupent la parole. Des voix distordues, déformées, comme un choeur de poivrots et de fantômes qui entoure un homme suspendu quelque part entre ses ancêtres et ses descendants (« I just looked my daughter in the eye and seen my ancestors »).

Le propos est trop dense, complexe et chargé de sens pour que je m’aventure à tenter de résumer ce qu’il raconte de lui, de son passé et de son environnement sur ce disque après une seule écoute seulement. Avant de pouvoir avoir une vision d’ensemble, on retient certaines images vives, qui sautent à l’esprit. Il parle de sa foi en Allah, des épreuves face auxquelles le hood l’a plongé, et de tout ce qu’il aurait pu devenir : astronaute ou CEO de Rap-A-Lot

Jameel Na’ïm X fascine par l’impression de profondeur que dégage son rap. On a l’impression, à la première écoute, de tremper un pied dans un lac dont on serait encore bien en peine d’apercevoir le fond. Le tout sans pour autant sembler trop didactique ou trop sérieux : le MC parvient à donner cette impression qu’il laisse l’inspiration le traverser et s’exprimer à travers lui sans qu’il aie à faire d’effort (« I just caught a vibe, had to tell my n**** roll some ».). L’impression ne peut qu’être trompeuse : on n’a pas cette virtuosité verbale qui tutoie celle d’un Q-Tip (Repose en paix), on ne dégage pas cette aura de sagesse frappée sur l’enclume du hood, sans avoir travaillé son art pendant de longues années.

CupcakKe – Ephorize

J’ai écouté Ephorize tout seul dans ma chambre, assis sur un fauteuil, et ce n’était clairement pas le bon endroit. C’est une bande son pour perdre tout contrôle dans un club (rendez nous les clubs), pour courir des kilomètres sans jamais manquer de souffle ou pour baiser jusqu’à ce que le soleil se lève.

Le rap de CupcakKe exsude une confiance en soi inébranlable, qu’elle arrive à communiquer à l’auditeurice au long de trois quarts d’heures de motivation music qui s’adresse avant tout aux meufs et aux queers. Je retiens en particulier le morceau « Crayons », un hymne de soutien à la communauté LGBT. Bien que la rappeuse ne cache par ailleurs pas son appétit pour le sexe hétéro (« I love the D, that’s my favorite letter »), elle envoie énormément d’amour aux queers, et leur offre cette petite dose de force et d’empowerment.

Le flow conquérant de la chicagoane, tout en accélérations et en explosions contenues me fait un peu penser à un Tech N9ne. Elle le pose sur des beats coloassaux aux influences house, dont les allures de marche militaire pour mener à la bataille une armée de drag queens pourraient soulever des stades si on lui en ouvrait les portes. Écouter cette musique grandiloquente fait se sentir plus grand-e que nature

C’est dans la manière dont CupcakKe parle de sexe que cet empowerment est le plus explicite. La rappeuse revendique son droit à un appétit sexuel démesuré et à prendre autant de plaisir qu’elle en donne. Les descriptions crues de bites et de chattes parsèment le disque – une vulgarité que la rappeuse porte en étendard, sans la moindre velléité de s’excuser ou d’édulcorer son propos – « Excuse my ratchet »). Elle montre le sexe féminin non pas comme un endroit voué à être possédé paassivement par un homme, mais comme un organe actif, vorace même, dont on peut se servir pour dominer (« I got the dick on lock like a fucking prisoner »).

C’est bien de reprendre le pouvoir qu’il est question. CupcakKe apparaît inarrêtable, lancée sur une route dont personne ne saurait la faire dévier – et certainement pas ses exs, qu’elle balaie d’un revers de la main sur « Exits ». L’album est mené tambour battant, et l’énergie ne retombe pas une seule seconde – pas même lorsqu’elle se lance dans l’introspection sur « Self-Interview ».

L’occasion de rappeler qu’elle vient de la même ville que Chief Keef, et qu’elle est capable d’exhaler la même aura de menace (« Meet and Greet »). Les relations amoureuses peuvent être un champ de bataille aussi brutal que les rues du Southside et dans les deux cas, CupcakKe ressort gagnante.

G Perico – Welcome To The Land

Twitter est un putain de champ de mines aujourd’hui. D’un côté, l’agresseur sexuel de Miami qui se pavane en toute détente devant ses supporters et ses détracteurs comme si tout ça n’était qu’un mauvais épisode d’une mauvaise série destiné à divertir des voyeurs et que le trauma des victimes n’était qu’un rebondissement de plus. De l’autre, des fafs qui n’ont plus peur d’avancer à visage découvert et s’arrogent le droit de décider ce qui a sa place ou non dans la bouche d’un-e rappeureuse et ce que devrait ou non être le hip-hop. Jusqu’à se permettre de couronner leurs champions – blancs, comme par hasard – du titre de meilleurs représentants du rap, comme si c’était à eux qu’il appartenait de définir ce qu’est cette musique. Au nom de critères qui ressemblent plus à des stats de joueur FIFA qu’à des outils d’analyse esthétique, comme les chiffres de vente ou la fameuse « technique » qui se mesure apparemment à coups de Stabilo sur des schémas de rime, et dans l’ignorance crasse de la sueur, des larmes et des luttes de celles et ceux qui ont bâti ce qu’ils veulent s’approprier aujourd’hui.

Comme si tout ça n’était au fond qu’un bon vieux divertissement que l’on pourrait consommer entre une série Netflix et un live de Sardoche. Comme si le rap était devenu une sorte de gigantesque tournoi UFC pour le plaisir d’auditeurs-spectateurs avides de la dernière nouveauté, du dernier drama, dans une chasse perpétuelle à la nouveauté qui finit par vider la musique de son sens.

Twitter aujourd’hui, c’était le champ de mine. Pour autant, ça reste aussi un bête d’outil pour faire circuler la musique, et c’est grâce au réseau que je suis tombé sur l’EP que je chronique aujourd’hui – merci Pap’s pour le partage.

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Réécouter un projet de G Perico, ça me ramène à l’effervescence de 2015-2016. C’était le feu d’écouter du rap à cette époque là, quand l’ascension du rap aux sommets de la pop culture avait encore la saveur d’une victoire méritée, avant que vienne l’arrière-goût d’amertume qui prend aujourd’hui de plus en plus de place. Shit Don’t Stop n’était pas un des disques majeurs de cette époque, mais il était partie prenante de l’effervescence de l’époque.

Kendrick Lamar venait de sortir son hymne au son de Los Angeles, la West Coast sortait doucement de sa période ratchet, quand DJ Mustard était roi, pour revenir à un son plus rond, peut-être plus proche de celui des pères fondateurs Dre et DJ Quik. YG, en chef de file de cette génération avait signalé le changement de tendance en passant du son de My Krazy Life à celui de Still Brazy, Nipsey Hussle (Repose en paix) continuait son marathon. Quand G Perico avait débarqué, les mêmes jherycurls qu’Eazy-E sur le crâne et des sirènes plein ses prods, il semblait au diapason de l’époque, repreneur du flambeau de la West Coast éternelle. En 2017, All Blue poursuivait sur cette lancée, confortant le statut de jeune espoir du gangsta rap de son auteur.

Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais j’ai perdu sa trace depuis – sans doute trop absorbé par le flux constant des sorties pour prendre le temps d’écouter un rappeur qui ne secoue pas forcément les réseaux les vendredis soirs. Je constate en allant chercher Welcome to the Land sur Spotify qu’il y a eu quatre disques entre temps, que j’espère pouvoir me prendre bientôt. Pour le moment, parce que je suis quand même soumis comme tout le monde à l’attrait de la nouveauté la plus immédiate, et comme le format court correspond bien à une soirée où je n’ai pas des heures devant moi pour écrire, je me lance dans le court EP que le rappeur californien a sorti tout récemment.

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Welcome to the Land plonge l’auditeurice en plein cœur d’un territoire mythique du rap américain, dont G Perico est l’un des princes héritiers : The Land dont il est question, c’est South Central, Los Angeles et ses rues où on reconnaît de quel quartier viennent les meufs à leurs sourcils et à la voiture que conduisent leur darron. peuplées de pimps, de gangbangers et de homies dont tu ne seras jamais sûr qu’ils le sont pas prêts à te planter dans le dos si tu as le malheur de le tourner. La violence y est toujours prête à exploser, comme si la chaleur suffocante de l’été de Do the right thing durait toute l’année.

Neuf morceaux bleus comme un bandana des Crips, donc, courts et habités par l’urgence d’une vie rapide sur le bitume en fusion des boulevards de la plus grande ville de la Californie, dont l’héritage musical habite chaque prod. On retrouve une version presque intemporelle d’un gangsta rap dans l’économie de tout, sauf de la basse, qui occupe presque tout l’espace. Le flow de G Perico rebondit sur elle, part toujours dans une direction inattendue. Le rappeur est assez virtuose pour qu’on ne puisse faire autre chose que prêter attention au nouveau récit qu’il fait de ce territoire légendaire.

Perico ne parle pas de « la rue » , mais d’abord de ses rues « hit Crenshaw Boulevard then hit Broadway, that’s what I represent all day » . Dans la ville telle qu’il la montre, les gangs font partie intégrante de l’espace au point qu’ils en viennent à le définir (« I’m from the land where they gangin’ like crazy »). Logique donc qu’il ne puisse pas rapper d’une autre couleur qu’en bleu (« Every time I rap you know I spit Crip shit »). Dans une ville marquée par la violence, la survie devient une course effrénée vers l’avant (« « I can’t look back, I’m moving forward »), qui finit cependant par prélever son dû sur celles et ceux qui la courent. Dans « In Vain », on sent poindre la lassitude – la même que celle de Bodie Broadus qui commençait à se rendre compte que tout le monde ne jouait pas le jeu aussi honnêtement que lui. Heureusement, il reste quelques vrais, et si la chaleur devient étouffante mais tant qu’on parviendra à arracher les quelques milliers de dollars par mois pour payer le loyer d’une villa avec piscine, tout ira bien.

LK de l’Hôtel Moscou – Xanadu

C’est via zo. de l’Abcdr que j’ai entendu parler pour la première fois de LK de l’Hotel Moscou, dans un des bilans annuels du site – je crois que c’était en 2015. Il parlait de l’album San Francisco, sorti cette année là, et je m’étais mangé une jolie gifle en découvrant les ambiances lugubres, la profonde douleur et les quelques rayons de lumière qui habitent ce très bon disque. Par la suite, j’ai gardé une oreille sur la carrière du rappeur aujourd’hui basé à Londres et très actif dans l’underground francophone – on l’a entendu avec Sameer Ahmad, Moïse The Dude et Yuri J notamment, et il semble avoir noué avec chacun d’entre eux une relation artistique qui dépasse de loin le simple cadre des featurings de convenance. Tous les quatre, malgré la profonde singularité de leurs œuvres respectives, ont en commun de proposer une musique complexe, mature, et affranchie des carcans esthétiques du game : à trente ou quarante ans, je suppose qu’on a plus le temps de se demander ce qui plaît aux labels ou ce qui va marcher sur Tik Tok.

Il est clair que la recherche du succès commercial n’est pas au somment de la liste des priorités d’LK lorsqu’il compose ou qu’il rappe. Ses albums ont quelque chose de viscéral : il met en musique des souffrances, des joies et des épreuves d’une complexité rare. La forme est tout aussi travaillée que l’émotion transposée est intense : l’écriture du londonien d’adoption est souvent vertigineuse, ses productions parfois d’un noir aussi pur que celui du vide cosmique qui nous sépare de Bételgeuse. Pour cette raison, j’ai souvent eu du mal à me plonger en profondeur dans l’œuvre prolifique d’LK – non pas parce que celle-ci serait difficile d’accès, mais parce qu’elle remue en moi des noirceurs que j’ai encore trop peur d’affronter de face.

Il y a un album en particulier que je n’ai pas encore écouté : Xanadu, qui m’a été décrit comme le récit de la plongée vers les abysses d’un trader londonien. Intriguant horizon d’attente que de se lancer dans un disque de rap en ayant vaguement en tête la Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, et de se préparer à la fois à écouter de la musique et à s’entendre raconter une histoire.

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Le décor est celui d’un univers géométrique, où les hommes et les femmes sont piégé-es dans des parallélépipèdes d’acier. Un monde où le matérialisme a remplacé toutes les valeurs : l’Etat, la décence, le bonheur, tout est subordonné à la volonté d’en acquérir toujours plus. L’atmosphère est décadente, comme un empire romain de science-fiction à l’aube de sa chute : les églises sont vides, les humains sont devenu-es des variables mathématiques, et même la mort n’est plus qu’un dépôt de bilan.

Le protagoniste marche dans les artères de cette ville-statistique avec l’arrogance d’un des rois de ce monde, son corps frêle protégé par l’armure de son costume trois-pièces. Surfer la vague de la bourse est devenu une forme d’art, et comme le Faiseur dans la pièce de Balzac, il manipule les devises comme un magicien les énergies mystiques pour mettre la planète entière au service de son égoïsme, au risque de la détruire entièrement. L’argent n’est pas important en lui même, mais parce qu’il permet d’écraser les autres, (« On te fuck car on en est capable »), et se sentir mâle dominant est la seule manière pour lui d’oublier qu’il n’est qu’un numéro.

Il erre donc dans ce monde froid en quête de jouissance, mais les drogues « prescrites par des devins étranges », le sexe sans sentiments, les appartements luxueux et le plaisir de marcher sur son prochain font pale figure face à la fortune, qui reste la plus enivrante des défonces. Sa femme, même, doit être sacrifiée sur l’autel de son égoïsme ou celui de la machine, qui sont finalement le même. Il ne peut concevoir l’amour avec elle que si elle le rejoint dans son enfer couvert de dorures. Le lien qui le reliait à elle, comme celui qui le reliait à la vie, n’est plus qu’un amas de haine, de rancoeur et de colère.

Xanadu raconte l’histoire d’un homme qui, isolé par son égoïsme dévorant, commence à prendre conscience de la vanité de sa vie : son humanité le rattrape dans sa fuite en avant, malgré tous ses efforts pour la tenir tant bien que mal à distance à force de luxurieux divertissements.

En s’ « [entourant] de vide pour tenir le mal à distance », il tente de s’anesthésier pour oublier que, puisque tous ses plaisirs sont des vices, la douleur devient la seule émotion véritable qu’il puisse ressentir. Sur « Cupide », la voix de la culpabilité, d’abord étouffée, finit par jaillir dans un giclement d’autotune, pour venir le dévorer ou le sauver. Il réalise confusément que ce pouvoir qu’il croit détenir, il ne peut le conserver que tant qu’il consent à être un rouage de la machine.

La musique et le traitement de la voix oscillent entre deux pôles. D’un côté, le son quasi-robotique des pulsions de domination du protagoniste. De l’autre, une douleur qui, pour perçante qu’elle soit, à le mérite de contenir quelque chose d’humain. La teinte qui domine, c’est le gris du métal, parfois chauffé à blanc par la douleur d’une âme qui se débat dans l’armure étriquée du costard.

C’est avec ce reliquat d’humanité qui le torture en s’accrochant de toutes ses forces pour ne pas sombrer dans l’abîme de verre et de m étal que notre protagoniste essaie de faire la paix quand, le jour de ses funérailles, il se rend enfin compte que c’est d’amour qu’il a besoin. Il ne comprend pas alors pourquoi sa femme et son fils refusent de le lui donner : il est pourtant un saint ?

Comme San Francisco, l’album s’achève sur un rayon de lumière qui transperce le ciel nuageux de cet apocalypse capitaliste : en mourant, Laurent finit par trouver, sinon la rédemption ou la paix, du moins une issue à sa fuite.

Devin The Dude – Soulful Distance

J’écris paisiblement ces lignes sur mon téléphone, bourrioulisé sur la plage avec le soleil qui me réchauffe le visage, en pensant au moment de la journée où il sera l’heure de déguster le nouveau projet de mon stoner houstonien préféré. Ce moment résume parfaitement ce que j’attends d’un album du Dude. Il ne s’agit que de chiller, de savourer sous des températures caniculaires tout ce que la vie a à offrir de jouissif : une basse ronde comme un gros cul, l’odeur de l’herbe qui se consume, les vannes d’un-e collègue en roue libre.

Je me rappelle son live à Berlin en 2017, où on avait traversé la ville avec ma pote pour aller le voir. L’air moite de la salle enfumée, le public en sueur, les larges sourires qui lacèrent les gueules quand Devin déroule ses classiques. Ça fait vingt ans de carrière que l’ex membre d’Odd Squadmature sa musique aux accents G-Funk à languis par la torpeur texanne. Sur Waitin’ To Inhale, le dernier projet de lui que j’ai écouté (le Still Rollin’ Up : Something to ride with de 2019 était passé sous mon radar), il était déjà au sommet de son art et déroulait sa formule déjà éprouvée. L’album tournait à merveille, comme le moteur d’une vieille Cadillac qu’on recouvre d’une énième couche de candy paint. Je n’attends rien de plus ou de moins de celui là : je veux juste que la ride continue, encore un peu plus longtemps….

Bien sur, c’est pas encore l’heure. J’ai des mails à envoyer, des factures à émettre, de la bibliographie à construire pour un article. What a job this is… Mais je sais que je me réserve un bon moment pour ce soir, ça suffit à en faire une bonne journée.

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La musique de Devin the Dude sent toujours le sexe, la weed et les fins de nuit d’été à rider en quête de l’un ou de l’autre. Mr. Copeland nous sert une autre livraison de ces hymnes hédonistes dont il a le secret, toujours en quête perpétuelle de la jouissance.

Pour autant, il ne faudrait pas voir en lui un hippie défoncé et souriant planant à des kilomètres au dessus du monde réel : même avec la tête dans des nuages de THC, il garde les pieds sur terre et une éthique de charbonneur. Loin des clichés sur la vie d’artiste, rapper reste avant tout un métier, et il faut arriver à s’y mettre même quand on plane loin au dessus du sol (« Higher than a Georgia pine, but it’s time to write rhymes »).

L’album donne l’impression de poser une oreille sur son quotidien, et il ne se raconte pas d’histoires sur lui-même : s’il sait être ce beau-parleur toujours prêt à répandre la bonne humeur autour de lui (« When your pussy lips frownin’ I help them smile again »), il se met tout aussi volontiers en scène comme un galérien lubrique – et mentionne sa bite un nombre assez impressionnant de fois. Le terme de « storytelling » supposerait une stylisation qui est à l’antithèse de ce que fait Devin sur cet album : il ne fait finalement que raconter sa vie, et s’il en célèbre les plaisirs, il n’en occulte pas pour autant les aspects moins reluisants. En témoigne par exemple les descriptions sans fard d’une nuit dans la vie d’un hustler sur « BREAK-fast ».

Devin fait des chansons pour supporter la galère d’être en vie malgré les emmerdes quotidiennes, pour garder cette soulful distance qui lui permet de continuer à jouir de sa liberté en dépit des tribulations. En cela aussi, il s’inscrit dans cette tradition de mise en musique du quotidien qui irriguait le blues comme les freestyles off the dome de la Screwed Up Click.

Pour composer la bande son de cette vie de débrouillard, il a puisé profond dans les racines de sa musique, du côté de la funk, du blues ou du reggae. Le spectre musical est large, et l’album charrie des décennies d’histoire du hip-hop (on entend même des scratchs) et de la musique noire, mais sans jamais donner l’impression de vouloir être un musée sonore : la force mystique qui parcourt tous les titres, et qu’il faut bien appeler le groove, rend le tout incroyablement vivant..

Il garde malgré tout les deux pieds ancrés dans le sol de Houston, et perpétue ce son chaud et sirupeux comme une gorgée de miel. Big Pokey et Lil Keke, anciens acolytes du légendaire DJ Screw (Repose en paix), viennent prêter main forte le temps d’un couplet chacun sur « Just Ridin’ By » qui ne demande qu’à couler à travers les fenêtres ouvertes d’une Cadillac depuis un gros set d’enceintes. On retrouve aussi Jugg Mugg, son ancien partenaire d’Odd Squad, et les poids lourds de Houston Slim Thug et Scarface, qui livrent des couplets de grande classe .

Quand Devin Copeland chantonne, c’est du velours pur, quand il rappe, c’est presque sur le ton de la conversation, mais toujours avec une maîtrise technique irréprochable : un artisan de la rime, qui remplit ses albums d’une vibe tranquille, ensoleillée. Tout est organique, naturel, chaud, comme une assiette de soul food remplie jusqu’à déborder

Ça ne serait pas un album du Dude sans un hymne pour les fumeureuses de ganja : il prend donc congé avec « We Smokin’ », pour une dernière rasade d’énergie positive – assez pour tenir jusqu’à la prochaine livraison.

Molly Brazy – Built to Last

La jeune reine du Michigan promène sa voix conquérante sur ce son de Detroit dont on ne sait jamais vraiment s’il est brûlant ou glacial. Au fur et à mesure des morceaux, elle dégaine un arsenal technique impressionnant d’accélérations, de patterns, de gimmicks vocaux… Elle est clairement venue pour tout découper, pas pour discuter (« « If it’s a problem we ain’t talking shit out »)

J’ai commencé l’écoute crevé, je voulais presque aller me coucher, mais l’enchaînement de « Snaxk » (sur lequel Kash Doll vient en renfort) et d’« In n Out » me sort définitivement de la torpeur. maintenant je veux sortir braver le couvre-feu pour rouler vitres baissées, les yeux rouges comme un démon, en quête d’un billet à faire. Quelques sons plus loin, les hi-hats de « Break a Bank » me donnent envie de tout casser. Envie que toutes les meufs de ma vie puissent ressentir la même force, la même arrogance que Molly Brazy quand elle rappe sur cette prod de mobb music survitaminée.

La petite demi heure que dure le projet permet à Molly Brazy de démontrer une nouvelle fois l’étendue de ses skills au micro. Built to Last est ne décharge d’énergie pure, qui rappelle – même si le projet en lui même date un peu – combien la scène de Detroit a sorti certain-es des artistes les plus viscéralement fascinants de ces dernières années. Je recommande aussi d’aller écouter le récent feat de Molly Brazy avec Mozzy, « Boss Up », parce que ce lien mystique entre Detroit et le nord de la Californie est absolument fascinant.

Juicy J – Blue Dream & Lean

La vidéo de Mugen, qui m’a poussé à remttre cette tape sur ma liste à écouter, me l’a rappelé : je mets les pieds chez un tonton du rap sudiste – et du rap US tout court, d’ailleurs. Juicy J est aujourd’hui ultra respecté, oscarisé, reconnu par toustes comme un patron du rap de Memphis. Mais si j’ai entendu les classiques de la Three 6 et certains de ses projets depuis 2010 (le dernier est une bastos, foncez si vous l’avez pas encore entendu), je connais mal le début de sa carrière solo : quelque part, dans Blue Dream and Lean je cherche le chaînon manquant entre le jeune membre de la famille royale de Memphis et le padre qui réunit les petits jeunes autour de lui sur The Hustle Continues

Par souci du détail, plutôt que de rester sur Spotify, je suis allé sur DatPiff pour la première fois depuis au moins un an pour y récupérer un bon vieux .rar. Je ne sais pas si ça va changer quelque chose ou si c’est juste pour faire le puriste, mais en tout cas je suis content que le site soit toujours en ligne et qu’on puisse toujours y trouver la tape même si elle est maintenant disponible sur les plateformes.

La galère actuelle pèse aussi forcément sur mon écoute : bizarre de se lancer une tape qui va forcément sentir les effluves de blunt et de Hennessy dans les canapés en cuir rouge d’un strip club alors que dehors, le mieux qu’on puisse espérer en termes de turn-up c’est une canette et un pétard l’aprèm sur la plage avec deux potes.

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Un lighter flick, DJ Scream qui me crie dans les oreilles, un « SHUT THE FUCK UPPP » : tout ce qui a fait la légende de Juicy J est là dès les premières secondes de l’intro qui ouvre une heure vingt de party anthems.

Blue Dream & Lean est une célébration d’une vie passée à baiser, à s’exploser et à faire de l’argent. La drogue nourrit ce lifestyle, et infuse la musique qui en jaillit. Il le rappelle quand il rappe « I sayed I was gon’quit, I just relapsed », ou « You say no to drugs, Juicy J can’t » – le même gimmick qui retournera jusqu’aux frat parties des gosses de richesquand il le replacera dans Bandz a Make Her Dance sur le deuxième volume. Il s’agit toujours d’aller plus haut, de se défoncer plus, de faire la fête plus intensément, d’exister plus fort.

Juicy J déboule dans le club liasses à la main, diamants autour du cou, flingue bien calé dans la ceinture Gucci pour arroser toute la salle de drogue. Il ne s’excuse pas de prendre toute la place, et il n’a pas à faire d’effort pour chercher à capter l’attention de l’auditeurice, il sait que tu vas de toute façon finir par scander le refrain. C’est juste trop putain de fun, impossible d’écouter ça assis, de se retenir de hocher la tête avec un grand sourire ou de frapper un pas de danse.

La tape semble avoir été composée toute entière dans un bolide lancé à toute allure sur la route du club au studio et qui aurait la weed et le cash pour carburant. La voix dans qui m’engueule dans « Cash (Interlude) » me le rappelle : il faut de la maille pour vivre une vie aussi rapide, et il faut en faire par tous les moyens. Juicy J ne sera jamais suffisamment explosé pour perdre son hustle, et il a retenu la leçon du succès de Mike Jones : il n’oublie pas de nous rappeler d’aller le suivre sur Twitter et d’aller acheter son merch.

L’aspect dangereux qu’un Young Dolph, par exemple, mettra au cœur de sa musique, reste ici en arrière-plan, comme une sourde menace lovée sous le personnage trippy qui occupe le devant de la scène, qui ne ressort vraiment à la surface que quand dans les featurings avec Project Pat. Plus question alors de menaces voilées, les intentions sont claires : « All my n***** ride with guns, and they will kill you ». Le traitement qu’il réserve aux poucaves sur « Ain’t Allowed Where I’m From » rappelle que Juicy J vient de l’horrorcore et qu’il n’hésitera pas à couper quelques langues.

Je me reprends « U Trippy Mane » et le couplet de Kreayshawn que j’avais pas entendue depuis des années. J’ai des flashes d’apparts où l’odeur de la weed avait imprégné chaque centimètre carré de tapisserie et de retours à la maison en titubant sous le soleil levant. Ça me ramène à des temps plus simples où on pouvait lâcher le mot « swag » en ad-lib toutes les mesures et être assez insouciant pour écouter Wiz Khalifa.

C’est la méga fournaise, à certains moments je commence presque à fatiguer, mais à chaque fois les roulements de hi-hat et les ad-libs vociférés me remettent dedans comme un rail de coke te remet dans la fête. Faut rester trippy,, et surtout jamais dormir. Je suis là à écrire mais écouter ça me rappelle que je devrais être dehors à faire du biff ou à m’exploser jusqu’à ce que mes névroses se soient dissoutes dans la lean et qu’il ne reste plus que ces 808 monumentales et ces refrains répétés jusqu’à la transe.