$afia Bahmed-Schwartz – Eté

Des quatre saisons de $afia Bahmed-Schwartz, j’ai voulu explorer l’été parce que c’est d’elle que mon cœur desséché a désespérément besoin en ces journées glaciales. Les épreuves, le stress, les galères d’argent m’ont mis à sec, et jil me faut de la musique pour me rappeler tout ce qui m’irrigue : la chaleur du soleil sur ma peau, celle du sourire d’un-e adelphe sur mon âme, celle du rhum dans mes entrailles. L’été, la langueur des heures de joie peintes sur le bleu de l’océan, où la souffrance n’est plus qu’une ombre menaçante au coin du champ de vision.

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J’essaie d’écrire ce que je comprends, ce que je pense ou ce que je vis en écoutant ces chansons, mais je suis beaucoup trop occupé à ressentir. Je trouve ce que j’étais venu chercher : de la vie mise en musique. La vie n’a pas une structure couplet-refrain-couplet-refrain, elle ne rentre pas dans les critères qui permettent de définir tel ou tel sous-genre de rap. Partant de là, je ne suis pas sûr qu’essayer de décrie la musique de $afia en expliquant que les instrus sur lesquelles elle pose sont fortement inspirées par l’électro ou qu’elle dispose d’une large palette de flows des plus murmurés aux plus intenses aurait un quelconque intérêt.

La vie c’est des flashes d’image, des sensations qui se mélangent entre elles, des visions et des émotions auxquelles tu ne t’attendais pas mais qui s’imposent à toi. Comme dans une fête foraine, où les sens sont constamment surchargés, ou tout devient flou d’être trop intense.

Dans mes écouteurs, je regarde $afia bouger au milieu de ce flot de sensations, se gorger de tous les plaisirs qui passent à sa portée – le steak tartare, l’odeur de la fête, le sex on the beach, danser dehors sous le soleil couchant un verre de vin à la main, entouré-e de corps qui se libèrent. En été, la joie est trop pure pour qu’on se préoccupe des conséquences délétères que le murmure de la raison veut nous glisser à l’oreille. Ce qui compte, c’est de libérer le plus d’endorphines possible, de se laisser aller, de laisser tomber tout ce qu’on a dans les poches et dans le cœur quand le grand 8 fait son looping. Quand on danse au bord du précipice, on ne regarde pas le fond.

Pourtant, même quand la jouissance est à son paroxysme, flotte toujours l’ombre d’une peine – Sidi Sid et Radmo ne sont pas les seuls à chanter les larmes du soleil. La voix de $afia devient alors ce murmure inquiétant qui nous rappelle que le rollercoaster pourrait bien finir par s’effondrer

Il ne reste alors qu’à écouter la musique – on se perd dans la surcharge des sens, on se baigne dans le torrent d’images. Face à ce chaos de lumières de sons, de mélodies, de couleurs qui se mélangent, la seul façon de ne pas devenir fou – ou pire, banal – c’est de comprendre que ces lumières sont celles d’une fête.

Jameel Na’im X – Fidel’s Favorite Color



On se croirait en train d’écouter quelqu’un parler dans le fond d’un bar enfumé. L’atmosphère, chargée d’humidité et de torpeur, est de celles que seule la Louisiane sait produire. Sur la scène, de l’autre côté de la pièce, un orchestre improvise des mesures de jazz. Il faut parfois tendre l’oreille pour entendre celui qui nous raconte, tant sa voix est parfois noyée par d’autres.

Si Fidel’s Favorite Color 2 est une collection de morceaux profondément personnels, et qu’il n’y a pas de featurings, Jameel Na’im X n’y est pourtant pas seul . Les productions raffinées sur lesquelles il promène son flow à la nonchalance trompeuse sont entremêlées d’autres voix, qui s’embrouillent, qui chantent, qui se coupent la parole. Des voix distordues, déformées, comme un choeur de poivrots et de fantômes qui entoure un homme suspendu quelque part entre ses ancêtres et ses descendants (« I just looked my daughter in the eye and seen my ancestors »).

Le propos est trop dense, complexe et chargé de sens pour que je m’aventure à tenter de résumer ce qu’il raconte de lui, de son passé et de son environnement sur ce disque après une seule écoute seulement. Avant de pouvoir avoir une vision d’ensemble, on retient certaines images vives, qui sautent à l’esprit. Il parle de sa foi en Allah, des épreuves face auxquelles le hood l’a plongé, et de tout ce qu’il aurait pu devenir : astronaute ou CEO de Rap-A-Lot

Jameel Na’ïm X fascine par l’impression de profondeur que dégage son rap. On a l’impression, à la première écoute, de tremper un pied dans un lac dont on serait encore bien en peine d’apercevoir le fond. Le tout sans pour autant sembler trop didactique ou trop sérieux : le MC parvient à donner cette impression qu’il laisse l’inspiration le traverser et s’exprimer à travers lui sans qu’il aie à faire d’effort (« I just caught a vibe, had to tell my n**** roll some ».). L’impression ne peut qu’être trompeuse : on n’a pas cette virtuosité verbale qui tutoie celle d’un Q-Tip (Repose en paix), on ne dégage pas cette aura de sagesse frappée sur l’enclume du hood, sans avoir travaillé son art pendant de longues années.

CupcakKe – Ephorize

J’ai écouté Ephorize tout seul dans ma chambre, assis sur un fauteuil, et ce n’était clairement pas le bon endroit. C’est une bande son pour perdre tout contrôle dans un club (rendez nous les clubs), pour courir des kilomètres sans jamais manquer de souffle ou pour baiser jusqu’à ce que le soleil se lève.

Le rap de CupcakKe exsude une confiance en soi inébranlable, qu’elle arrive à communiquer à l’auditeurice au long de trois quarts d’heures de motivation music qui s’adresse avant tout aux meufs et aux queers. Je retiens en particulier le morceau « Crayons », un hymne de soutien à la communauté LGBT. Bien que la rappeuse ne cache par ailleurs pas son appétit pour le sexe hétéro (« I love the D, that’s my favorite letter »), elle envoie énormément d’amour aux queers, et leur offre cette petite dose de force et d’empowerment.

Le flow conquérant de la chicagoane, tout en accélérations et en explosions contenues me fait un peu penser à un Tech N9ne. Elle le pose sur des beats coloassaux aux influences house, dont les allures de marche militaire pour mener à la bataille une armée de drag queens pourraient soulever des stades si on lui en ouvrait les portes. Écouter cette musique grandiloquente fait se sentir plus grand-e que nature

C’est dans la manière dont CupcakKe parle de sexe que cet empowerment est le plus explicite. La rappeuse revendique son droit à un appétit sexuel démesuré et à prendre autant de plaisir qu’elle en donne. Les descriptions crues de bites et de chattes parsèment le disque – une vulgarité que la rappeuse porte en étendard, sans la moindre velléité de s’excuser ou d’édulcorer son propos – « Excuse my ratchet »). Elle montre le sexe féminin non pas comme un endroit voué à être possédé paassivement par un homme, mais comme un organe actif, vorace même, dont on peut se servir pour dominer (« I got the dick on lock like a fucking prisoner »).

C’est bien de reprendre le pouvoir qu’il est question. CupcakKe apparaît inarrêtable, lancée sur une route dont personne ne saurait la faire dévier – et certainement pas ses exs, qu’elle balaie d’un revers de la main sur « Exits ». L’album est mené tambour battant, et l’énergie ne retombe pas une seule seconde – pas même lorsqu’elle se lance dans l’introspection sur « Self-Interview ».

L’occasion de rappeler qu’elle vient de la même ville que Chief Keef, et qu’elle est capable d’exhaler la même aura de menace (« Meet and Greet »). Les relations amoureuses peuvent être un champ de bataille aussi brutal que les rues du Southside et dans les deux cas, CupcakKe ressort gagnante.

G Perico – Welcome To The Land

Twitter est un putain de champ de mines aujourd’hui. D’un côté, l’agresseur sexuel de Miami qui se pavane en toute détente devant ses supporters et ses détracteurs comme si tout ça n’était qu’un mauvais épisode d’une mauvaise série destiné à divertir des voyeurs et que le trauma des victimes n’était qu’un rebondissement de plus. De l’autre, des fafs qui n’ont plus peur d’avancer à visage découvert et s’arrogent le droit de décider ce qui a sa place ou non dans la bouche d’un-e rappeureuse et ce que devrait ou non être le hip-hop. Jusqu’à se permettre de couronner leurs champions – blancs, comme par hasard – du titre de meilleurs représentants du rap, comme si c’était à eux qu’il appartenait de définir ce qu’est cette musique. Au nom de critères qui ressemblent plus à des stats de joueur FIFA qu’à des outils d’analyse esthétique, comme les chiffres de vente ou la fameuse « technique » qui se mesure apparemment à coups de Stabilo sur des schémas de rime, et dans l’ignorance crasse de la sueur, des larmes et des luttes de celles et ceux qui ont bâti ce qu’ils veulent s’approprier aujourd’hui.

Comme si tout ça n’était au fond qu’un bon vieux divertissement que l’on pourrait consommer entre une série Netflix et un live de Sardoche. Comme si le rap était devenu une sorte de gigantesque tournoi UFC pour le plaisir d’auditeurs-spectateurs avides de la dernière nouveauté, du dernier drama, dans une chasse perpétuelle à la nouveauté qui finit par vider la musique de son sens.

Twitter aujourd’hui, c’était le champ de mine. Pour autant, ça reste aussi un bête d’outil pour faire circuler la musique, et c’est grâce au réseau que je suis tombé sur l’EP que je chronique aujourd’hui – merci Pap’s pour le partage.

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Réécouter un projet de G Perico, ça me ramène à l’effervescence de 2015-2016. C’était le feu d’écouter du rap à cette époque là, quand l’ascension du rap aux sommets de la pop culture avait encore la saveur d’une victoire méritée, avant que vienne l’arrière-goût d’amertume qui prend aujourd’hui de plus en plus de place. Shit Don’t Stop n’était pas un des disques majeurs de cette époque, mais il était partie prenante de l’effervescence de l’époque.

Kendrick Lamar venait de sortir son hymne au son de Los Angeles, la West Coast sortait doucement de sa période ratchet, quand DJ Mustard était roi, pour revenir à un son plus rond, peut-être plus proche de celui des pères fondateurs Dre et DJ Quik. YG, en chef de file de cette génération avait signalé le changement de tendance en passant du son de My Krazy Life à celui de Still Brazy, Nipsey Hussle (Repose en paix) continuait son marathon. Quand G Perico avait débarqué, les mêmes jherycurls qu’Eazy-E sur le crâne et des sirènes plein ses prods, il semblait au diapason de l’époque, repreneur du flambeau de la West Coast éternelle. En 2017, All Blue poursuivait sur cette lancée, confortant le statut de jeune espoir du gangsta rap de son auteur.

Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais j’ai perdu sa trace depuis – sans doute trop absorbé par le flux constant des sorties pour prendre le temps d’écouter un rappeur qui ne secoue pas forcément les réseaux les vendredis soirs. Je constate en allant chercher Welcome to the Land sur Spotify qu’il y a eu quatre disques entre temps, que j’espère pouvoir me prendre bientôt. Pour le moment, parce que je suis quand même soumis comme tout le monde à l’attrait de la nouveauté la plus immédiate, et comme le format court correspond bien à une soirée où je n’ai pas des heures devant moi pour écrire, je me lance dans le court EP que le rappeur californien a sorti tout récemment.

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Welcome to the Land plonge l’auditeurice en plein cœur d’un territoire mythique du rap américain, dont G Perico est l’un des princes héritiers : The Land dont il est question, c’est South Central, Los Angeles et ses rues où on reconnaît de quel quartier viennent les meufs à leurs sourcils et à la voiture que conduisent leur darron. peuplées de pimps, de gangbangers et de homies dont tu ne seras jamais sûr qu’ils le sont pas prêts à te planter dans le dos si tu as le malheur de le tourner. La violence y est toujours prête à exploser, comme si la chaleur suffocante de l’été de Do the right thing durait toute l’année.

Neuf morceaux bleus comme un bandana des Crips, donc, courts et habités par l’urgence d’une vie rapide sur le bitume en fusion des boulevards de la plus grande ville de la Californie, dont l’héritage musical habite chaque prod. On retrouve une version presque intemporelle d’un gangsta rap dans l’économie de tout, sauf de la basse, qui occupe presque tout l’espace. Le flow de G Perico rebondit sur elle, part toujours dans une direction inattendue. Le rappeur est assez virtuose pour qu’on ne puisse faire autre chose que prêter attention au nouveau récit qu’il fait de ce territoire légendaire.

Perico ne parle pas de « la rue » , mais d’abord de ses rues « hit Crenshaw Boulevard then hit Broadway, that’s what I represent all day » . Dans la ville telle qu’il la montre, les gangs font partie intégrante de l’espace au point qu’ils en viennent à le définir (« I’m from the land where they gangin’ like crazy »). Logique donc qu’il ne puisse pas rapper d’une autre couleur qu’en bleu (« Every time I rap you know I spit Crip shit »). Dans une ville marquée par la violence, la survie devient une course effrénée vers l’avant (« « I can’t look back, I’m moving forward »), qui finit cependant par prélever son dû sur celles et ceux qui la courent. Dans « In Vain », on sent poindre la lassitude – la même que celle de Bodie Broadus qui commençait à se rendre compte que tout le monde ne jouait pas le jeu aussi honnêtement que lui. Heureusement, il reste quelques vrais, et si la chaleur devient étouffante mais tant qu’on parviendra à arracher les quelques milliers de dollars par mois pour payer le loyer d’une villa avec piscine, tout ira bien.

LK de l’Hôtel Moscou – Xanadu

C’est via zo. de l’Abcdr que j’ai entendu parler pour la première fois de LK de l’Hotel Moscou, dans un des bilans annuels du site – je crois que c’était en 2015. Il parlait de l’album San Francisco, sorti cette année là, et je m’étais mangé une jolie gifle en découvrant les ambiances lugubres, la profonde douleur et les quelques rayons de lumière qui habitent ce très bon disque. Par la suite, j’ai gardé une oreille sur la carrière du rappeur aujourd’hui basé à Londres et très actif dans l’underground francophone – on l’a entendu avec Sameer Ahmad, Moïse The Dude et Yuri J notamment, et il semble avoir noué avec chacun d’entre eux une relation artistique qui dépasse de loin le simple cadre des featurings de convenance. Tous les quatre, malgré la profonde singularité de leurs œuvres respectives, ont en commun de proposer une musique complexe, mature, et affranchie des carcans esthétiques du game : à trente ou quarante ans, je suppose qu’on a plus le temps de se demander ce qui plaît aux labels ou ce qui va marcher sur Tik Tok.

Il est clair que la recherche du succès commercial n’est pas au somment de la liste des priorités d’LK lorsqu’il compose ou qu’il rappe. Ses albums ont quelque chose de viscéral : il met en musique des souffrances, des joies et des épreuves d’une complexité rare. La forme est tout aussi travaillée que l’émotion transposée est intense : l’écriture du londonien d’adoption est souvent vertigineuse, ses productions parfois d’un noir aussi pur que celui du vide cosmique qui nous sépare de Bételgeuse. Pour cette raison, j’ai souvent eu du mal à me plonger en profondeur dans l’œuvre prolifique d’LK – non pas parce que celle-ci serait difficile d’accès, mais parce qu’elle remue en moi des noirceurs que j’ai encore trop peur d’affronter de face.

Il y a un album en particulier que je n’ai pas encore écouté : Xanadu, qui m’a été décrit comme le récit de la plongée vers les abysses d’un trader londonien. Intriguant horizon d’attente que de se lancer dans un disque de rap en ayant vaguement en tête la Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, et de se préparer à la fois à écouter de la musique et à s’entendre raconter une histoire.

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Le décor est celui d’un univers géométrique, où les hommes et les femmes sont piégé-es dans des parallélépipèdes d’acier. Un monde où le matérialisme a remplacé toutes les valeurs : l’Etat, la décence, le bonheur, tout est subordonné à la volonté d’en acquérir toujours plus. L’atmosphère est décadente, comme un empire romain de science-fiction à l’aube de sa chute : les églises sont vides, les humains sont devenu-es des variables mathématiques, et même la mort n’est plus qu’un dépôt de bilan.

Le protagoniste marche dans les artères de cette ville-statistique avec l’arrogance d’un des rois de ce monde, son corps frêle protégé par l’armure de son costume trois-pièces. Surfer la vague de la bourse est devenu une forme d’art, et comme le Faiseur dans la pièce de Balzac, il manipule les devises comme un magicien les énergies mystiques pour mettre la planète entière au service de son égoïsme, au risque de la détruire entièrement. L’argent n’est pas important en lui même, mais parce qu’il permet d’écraser les autres, (« On te fuck car on en est capable »), et se sentir mâle dominant est la seule manière pour lui d’oublier qu’il n’est qu’un numéro.

Il erre donc dans ce monde froid en quête de jouissance, mais les drogues « prescrites par des devins étranges », le sexe sans sentiments, les appartements luxueux et le plaisir de marcher sur son prochain font pale figure face à la fortune, qui reste la plus enivrante des défonces. Sa femme, même, doit être sacrifiée sur l’autel de son égoïsme ou celui de la machine, qui sont finalement le même. Il ne peut concevoir l’amour avec elle que si elle le rejoint dans son enfer couvert de dorures. Le lien qui le reliait à elle, comme celui qui le reliait à la vie, n’est plus qu’un amas de haine, de rancoeur et de colère.

Xanadu raconte l’histoire d’un homme qui, isolé par son égoïsme dévorant, commence à prendre conscience de la vanité de sa vie : son humanité le rattrape dans sa fuite en avant, malgré tous ses efforts pour la tenir tant bien que mal à distance à force de luxurieux divertissements.

En s’ « [entourant] de vide pour tenir le mal à distance », il tente de s’anesthésier pour oublier que, puisque tous ses plaisirs sont des vices, la douleur devient la seule émotion véritable qu’il puisse ressentir. Sur « Cupide », la voix de la culpabilité, d’abord étouffée, finit par jaillir dans un giclement d’autotune, pour venir le dévorer ou le sauver. Il réalise confusément que ce pouvoir qu’il croit détenir, il ne peut le conserver que tant qu’il consent à être un rouage de la machine.

La musique et le traitement de la voix oscillent entre deux pôles. D’un côté, le son quasi-robotique des pulsions de domination du protagoniste. De l’autre, une douleur qui, pour perçante qu’elle soit, à le mérite de contenir quelque chose d’humain. La teinte qui domine, c’est le gris du métal, parfois chauffé à blanc par la douleur d’une âme qui se débat dans l’armure étriquée du costard.

C’est avec ce reliquat d’humanité qui le torture en s’accrochant de toutes ses forces pour ne pas sombrer dans l’abîme de verre et de m étal que notre protagoniste essaie de faire la paix quand, le jour de ses funérailles, il se rend enfin compte que c’est d’amour qu’il a besoin. Il ne comprend pas alors pourquoi sa femme et son fils refusent de le lui donner : il est pourtant un saint ?

Comme San Francisco, l’album s’achève sur un rayon de lumière qui transperce le ciel nuageux de cet apocalypse capitaliste : en mourant, Laurent finit par trouver, sinon la rédemption ou la paix, du moins une issue à sa fuite.

Devin The Dude – Soulful Distance

J’écris paisiblement ces lignes sur mon téléphone, bourrioulisé sur la plage avec le soleil qui me réchauffe le visage, en pensant au moment de la journée où il sera l’heure de déguster le nouveau projet de mon stoner houstonien préféré. Ce moment résume parfaitement ce que j’attends d’un album du Dude. Il ne s’agit que de chiller, de savourer sous des températures caniculaires tout ce que la vie a à offrir de jouissif : une basse ronde comme un gros cul, l’odeur de l’herbe qui se consume, les vannes d’un-e collègue en roue libre.

Je me rappelle son live à Berlin en 2017, où on avait traversé la ville avec ma pote pour aller le voir. L’air moite de la salle enfumée, le public en sueur, les larges sourires qui lacèrent les gueules quand Devin déroule ses classiques. Ça fait vingt ans de carrière que l’ex membre d’Odd Squadmature sa musique aux accents G-Funk à languis par la torpeur texanne. Sur Waitin’ To Inhale, le dernier projet de lui que j’ai écouté (le Still Rollin’ Up : Something to ride with de 2019 était passé sous mon radar), il était déjà au sommet de son art et déroulait sa formule déjà éprouvée. L’album tournait à merveille, comme le moteur d’une vieille Cadillac qu’on recouvre d’une énième couche de candy paint. Je n’attends rien de plus ou de moins de celui là : je veux juste que la ride continue, encore un peu plus longtemps….

Bien sur, c’est pas encore l’heure. J’ai des mails à envoyer, des factures à émettre, de la bibliographie à construire pour un article. What a job this is… Mais je sais que je me réserve un bon moment pour ce soir, ça suffit à en faire une bonne journée.

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La musique de Devin the Dude sent toujours le sexe, la weed et les fins de nuit d’été à rider en quête de l’un ou de l’autre. Mr. Copeland nous sert une autre livraison de ces hymnes hédonistes dont il a le secret, toujours en quête perpétuelle de la jouissance.

Pour autant, il ne faudrait pas voir en lui un hippie défoncé et souriant planant à des kilomètres au dessus du monde réel : même avec la tête dans des nuages de THC, il garde les pieds sur terre et une éthique de charbonneur. Loin des clichés sur la vie d’artiste, rapper reste avant tout un métier, et il faut arriver à s’y mettre même quand on plane loin au dessus du sol (« Higher than a Georgia pine, but it’s time to write rhymes »).

L’album donne l’impression de poser une oreille sur son quotidien, et il ne se raconte pas d’histoires sur lui-même : s’il sait être ce beau-parleur toujours prêt à répandre la bonne humeur autour de lui (« When your pussy lips frownin’ I help them smile again »), il se met tout aussi volontiers en scène comme un galérien lubrique – et mentionne sa bite un nombre assez impressionnant de fois. Le terme de « storytelling » supposerait une stylisation qui est à l’antithèse de ce que fait Devin sur cet album : il ne fait finalement que raconter sa vie, et s’il en célèbre les plaisirs, il n’en occulte pas pour autant les aspects moins reluisants. En témoigne par exemple les descriptions sans fard d’une nuit dans la vie d’un hustler sur « BREAK-fast ».

Devin fait des chansons pour supporter la galère d’être en vie malgré les emmerdes quotidiennes, pour garder cette soulful distance qui lui permet de continuer à jouir de sa liberté en dépit des tribulations. En cela aussi, il s’inscrit dans cette tradition de mise en musique du quotidien qui irriguait le blues comme les freestyles off the dome de la Screwed Up Click.

Pour composer la bande son de cette vie de débrouillard, il a puisé profond dans les racines de sa musique, du côté de la funk, du blues ou du reggae. Le spectre musical est large, et l’album charrie des décennies d’histoire du hip-hop (on entend même des scratchs) et de la musique noire, mais sans jamais donner l’impression de vouloir être un musée sonore : la force mystique qui parcourt tous les titres, et qu’il faut bien appeler le groove, rend le tout incroyablement vivant..

Il garde malgré tout les deux pieds ancrés dans le sol de Houston, et perpétue ce son chaud et sirupeux comme une gorgée de miel. Big Pokey et Lil Keke, anciens acolytes du légendaire DJ Screw (Repose en paix), viennent prêter main forte le temps d’un couplet chacun sur « Just Ridin’ By » qui ne demande qu’à couler à travers les fenêtres ouvertes d’une Cadillac depuis un gros set d’enceintes. On retrouve aussi Jugg Mugg, son ancien partenaire d’Odd Squad, et les poids lourds de Houston Slim Thug et Scarface, qui livrent des couplets de grande classe .

Quand Devin Copeland chantonne, c’est du velours pur, quand il rappe, c’est presque sur le ton de la conversation, mais toujours avec une maîtrise technique irréprochable : un artisan de la rime, qui remplit ses albums d’une vibe tranquille, ensoleillée. Tout est organique, naturel, chaud, comme une assiette de soul food remplie jusqu’à déborder

Ça ne serait pas un album du Dude sans un hymne pour les fumeureuses de ganja : il prend donc congé avec « We Smokin’ », pour une dernière rasade d’énergie positive – assez pour tenir jusqu’à la prochaine livraison.

Molly Brazy – Built to Last

La jeune reine du Michigan promène sa voix conquérante sur ce son de Detroit dont on ne sait jamais vraiment s’il est brûlant ou glacial. Au fur et à mesure des morceaux, elle dégaine un arsenal technique impressionnant d’accélérations, de patterns, de gimmicks vocaux… Elle est clairement venue pour tout découper, pas pour discuter (« « If it’s a problem we ain’t talking shit out »)

J’ai commencé l’écoute crevé, je voulais presque aller me coucher, mais l’enchaînement de « Snaxk » (sur lequel Kash Doll vient en renfort) et d’« In n Out » me sort définitivement de la torpeur. maintenant je veux sortir braver le couvre-feu pour rouler vitres baissées, les yeux rouges comme un démon, en quête d’un billet à faire. Quelques sons plus loin, les hi-hats de « Break a Bank » me donnent envie de tout casser. Envie que toutes les meufs de ma vie puissent ressentir la même force, la même arrogance que Molly Brazy quand elle rappe sur cette prod de mobb music survitaminée.

La petite demi heure que dure le projet permet à Molly Brazy de démontrer une nouvelle fois l’étendue de ses skills au micro. Built to Last est ne décharge d’énergie pure, qui rappelle – même si le projet en lui même date un peu – combien la scène de Detroit a sorti certain-es des artistes les plus viscéralement fascinants de ces dernières années. Je recommande aussi d’aller écouter le récent feat de Molly Brazy avec Mozzy, « Boss Up », parce que ce lien mystique entre Detroit et le nord de la Californie est absolument fascinant.

Juicy J – Blue Dream & Lean

La vidéo de Mugen, qui m’a poussé à remttre cette tape sur ma liste à écouter, me l’a rappelé : je mets les pieds chez un tonton du rap sudiste – et du rap US tout court, d’ailleurs. Juicy J est aujourd’hui ultra respecté, oscarisé, reconnu par toustes comme un patron du rap de Memphis. Mais si j’ai entendu les classiques de la Three 6 et certains de ses projets depuis 2010 (le dernier est une bastos, foncez si vous l’avez pas encore entendu), je connais mal le début de sa carrière solo : quelque part, dans Blue Dream and Lean je cherche le chaînon manquant entre le jeune membre de la famille royale de Memphis et le padre qui réunit les petits jeunes autour de lui sur The Hustle Continues

Par souci du détail, plutôt que de rester sur Spotify, je suis allé sur DatPiff pour la première fois depuis au moins un an pour y récupérer un bon vieux .rar. Je ne sais pas si ça va changer quelque chose ou si c’est juste pour faire le puriste, mais en tout cas je suis content que le site soit toujours en ligne et qu’on puisse toujours y trouver la tape même si elle est maintenant disponible sur les plateformes.

La galère actuelle pèse aussi forcément sur mon écoute : bizarre de se lancer une tape qui va forcément sentir les effluves de blunt et de Hennessy dans les canapés en cuir rouge d’un strip club alors que dehors, le mieux qu’on puisse espérer en termes de turn-up c’est une canette et un pétard l’aprèm sur la plage avec deux potes.

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Un lighter flick, DJ Scream qui me crie dans les oreilles, un « SHUT THE FUCK UPPP » : tout ce qui a fait la légende de Juicy J est là dès les premières secondes de l’intro qui ouvre une heure vingt de party anthems.

Blue Dream & Lean est une célébration d’une vie passée à baiser, à s’exploser et à faire de l’argent. La drogue nourrit ce lifestyle, et infuse la musique qui en jaillit. Il le rappelle quand il rappe « I sayed I was gon’quit, I just relapsed », ou « You say no to drugs, Juicy J can’t » – le même gimmick qui retournera jusqu’aux frat parties des gosses de richesquand il le replacera dans Bandz a Make Her Dance sur le deuxième volume. Il s’agit toujours d’aller plus haut, de se défoncer plus, de faire la fête plus intensément, d’exister plus fort.

Juicy J déboule dans le club liasses à la main, diamants autour du cou, flingue bien calé dans la ceinture Gucci pour arroser toute la salle de drogue. Il ne s’excuse pas de prendre toute la place, et il n’a pas à faire d’effort pour chercher à capter l’attention de l’auditeurice, il sait que tu vas de toute façon finir par scander le refrain. C’est juste trop putain de fun, impossible d’écouter ça assis, de se retenir de hocher la tête avec un grand sourire ou de frapper un pas de danse.

La tape semble avoir été composée toute entière dans un bolide lancé à toute allure sur la route du club au studio et qui aurait la weed et le cash pour carburant. La voix dans qui m’engueule dans « Cash (Interlude) » me le rappelle : il faut de la maille pour vivre une vie aussi rapide, et il faut en faire par tous les moyens. Juicy J ne sera jamais suffisamment explosé pour perdre son hustle, et il a retenu la leçon du succès de Mike Jones : il n’oublie pas de nous rappeler d’aller le suivre sur Twitter et d’aller acheter son merch.

L’aspect dangereux qu’un Young Dolph, par exemple, mettra au cœur de sa musique, reste ici en arrière-plan, comme une sourde menace lovée sous le personnage trippy qui occupe le devant de la scène, qui ne ressort vraiment à la surface que quand dans les featurings avec Project Pat. Plus question alors de menaces voilées, les intentions sont claires : « All my n***** ride with guns, and they will kill you ». Le traitement qu’il réserve aux poucaves sur « Ain’t Allowed Where I’m From » rappelle que Juicy J vient de l’horrorcore et qu’il n’hésitera pas à couper quelques langues.

Je me reprends « U Trippy Mane » et le couplet de Kreayshawn que j’avais pas entendue depuis des années. J’ai des flashes d’apparts où l’odeur de la weed avait imprégné chaque centimètre carré de tapisserie et de retours à la maison en titubant sous le soleil levant. Ça me ramène à des temps plus simples où on pouvait lâcher le mot « swag » en ad-lib toutes les mesures et être assez insouciant pour écouter Wiz Khalifa.

C’est la méga fournaise, à certains moments je commence presque à fatiguer, mais à chaque fois les roulements de hi-hat et les ad-libs vociférés me remettent dedans comme un rail de coke te remet dans la fête. Faut rester trippy,, et surtout jamais dormir. Je suis là à écrire mais écouter ça me rappelle que je devrais être dehors à faire du biff ou à m’exploser jusqu’à ce que mes névroses se soient dissoutes dans la lean et qu’il ne reste plus que ces 808 monumentales et ces refrains répétés jusqu’à la transe.

Fayçal – Chants de ruines

Je ne peux pas dissocier Fayçal de Bordeaux, où j’ai grandi : j’ai trop écouté « La Belle Endormie » à chaque fois que je me sentais nostalgique. Je m’apprête à lancer son dernier EP, Chants de ruines comme on traverse la Garonne en Flixbus pour rentrer à la maison après des mois d’absence. J’ai hâte de retrouver une plume qui a immédiatement parlé à l’auditeur que j’étais à 16 ou 17 ans, persuadé qu’il n’y avait pas de valeur plus haute que l’écriture dans le rap. Dans sa musique, c’est d’abord ça qui est mise en avant : ses auditeurices et les autres rappeurs avec qui il travaille viennent chercher un lyriciste.

C’est aussi un rappeur qui a de la bouteille : mine de rien, il officie depuis plus d’une décennie, sans jamais avoir laissé de côté ni son boom-bap orthodoxe et précis , ni sa droiture de grand frère mature et réfléchi. Ce bagage accumulé lui offre le luxe de prendre son temps, et de ne revenir que quand il aura à proposer à son public un joyau aussi patiemment travaillé que les précédents. Chants de ruines s’est donc fait attendre, et malgré quelques couplets sortis dans l’intervalle, je retrouve un artiste qui a engrangé des années de vie depuis la dernière fois que j’ai eu sa musique dans les oreilles. Je suis donc impatient de l’entendre.

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Fayçal parle de la vie comme d’un parcours le long duquel il combat sans relâches contre des démons dont il tait pudiquement les noms. La succession d’images sur lesquelles il faudrait méditer une heure chacune laisse entrevoir une lutte perpétuelle pour se sortir des ornières et des pièges qui parsèment cette route sur laquelle il fait toujours sombre. De la nature des épreuves que le rappeur traverse, on ne saura rien ou presque.

Ce n’est pas ce qui compte. Ce qui compte c’est de parvenir à sublimer le matériau brut de la vie pour en tirer ces diamants de beauté pure, ces moments d’absolu capturé dans les images du bordelais comme un insecte piégé dans l’ambre.

Les prods viennent servir d’écrin à ces images Dans l’habillage qui entoure des rythmiques sans fioritures, on entend des aurores boréales, des larmes de cristal qui tombent des étoiles. Mention spéciale pour l’intro de « Ballade en sourde oreille » où la voix du bordelais semble flotter au milieu d’un ciel d’orage avant que le kick ne vienne permettre à l’auditeur de comprendre où est le sol.

On pourrait avoir l’impression d’un poète solitaire qui marche seul sur son chemin – derrière le lyriciste on devine un homme discret et réservé – c’est d’ailleurs aussi leur profonde pudeur qui rend les textes de Fayçal si beaux. Pourtant, derrière ce « je », parfois un « nous » est esquissé.

Le rappeur est d’ailleurs bien entouré sur « Trente trois milles et des poussières », un posse cut qui me rappelle les freestyles de 30 minutes du Gouffre. En tonton du rap bordelais qu’il est devenu, Fayçal invite huit rappeurs à venir poser en couplet pour représenter la capitale girondine – un rappel que, partout en France, des soldats du boom-bap continuent à le faire par amour. Le titre me rappelle aussi à quel point que je connais encore mal la scène rap de ma propre ville : si même l’endroit où j’ai grandi a encore tant de secrets pour moi, c’est que je ne tomberai jamais à court de choses à apprendre, et ça a quelque chose de rassurant.

Rassurant aussi, le pouvoir de l’écriture que chacun de ces morceaux vient me rappeler : la plume, l’art de sculpter l’émotion avec les mots, permettent de trouver du sublime jusque dans les flammes de l’enfer. Dans une époque aussi hardcore, c’est une leçon salutaire.

Fredo – Money Can’t Buy Happiness

Fredo a grandi dans une ville où il ne fait pas bon élever un enfant. L’atmosphère brutale des rues de West London, lui a très vite appris qu’il n’existait qu’une seule valeur absolue : celle de l’argent, qui seul donne le droit à la parole . Alors, il s’est jeté à corps perdu dans la fournaise de la violence, menant une vie rapide comme le BPM d’un classique de grime. À 26 ans, un album et un single au sommet des charts britanniques lui ont permis de poser un pied hors de l’enfer – son amitié avec Dave, qui assure la direction artistique de l’album, semble y être pour beaucoup – et il commence à réaliser qu’on lui a menti. Les richesses qu’il a accumulées lui ont peut-être apporté la satisfaction, mais il n’a trouvé ni l’accomplissement ni la paix. Dans ce deuxième album, il jette enfin un regard dans le rétroviseur après des années de course effrénée que ni les deuils endurés ni les sirènes de police sur la M-Way n’ont su ralentir. Money Can’t Buy Happiness est à la fois une célébration de ce que l’argent peut offrir et une mise à nu des plaies qu’il ne peut pas refermer.