“Il mérite d’être aux Beaux-Arts” : comment remercier la musique de t’avoir sauvé la vie ?

« Le rap nous a sauvé la vie, il mérite d’être aux Beaux-Arts »

– Isha

C’est encore et toujours cette foutue musique, matin au soir : je capte les ondes qui transpercent les salles les basses les cœurs. J’aime rien d’autre que ça, comme disait Lo du Bhale Bacce quand je me promène c’est mon seul repère. Rien d’autre qui me guide, rien d’autre qui touche à cette région profonde de l’âme où l’on sait qui on est. L’objectif depuis toujours, ça a été de bâtir ma vie autour d’elle. Je dis depuis toujours, mais c’est en fait surtout depuis l’hiver dernier.

L’hiver dernier, ma vie s’est effondrée sur elle-même. Là-bas dans le Sud-Est, dos aux montagnes qui verrouillaient mon horizon, je suis retombé en dépression, c’était pas le premier épisode mais c’était sans doute le plus violent. Un mauvais move de carrière m’a entraîné loin de tous les miens, alors que le Covid faisait rage et qu’on devait supporter des trucs aussi absurdes que leur putain de couvre-feu à 18 heures. Trop de taff et de stress sur une voie qui ne me menait nulle part, trop de vieux démons en vol circulaire autour de ma grosse tête, et me voilà dévasté. Encalminé dans des eaux noires, pavillon en berne, pensées à 10 BPM.

Parmi les rares souvenirs lumineux qui restent de cette période, il y a la sensation du casque sur les oreilles quand je me prends pour Asakura Yoh assis en tailleur sur la plage. Pour pas sombrer, j’écoute les disques qui sont chevillés à mon cœur : j’écoute Lalcko j’écoute Bob, j’écoute surtout le chant du vide qui m’appelait de toutes ses forces ce jour là quand je me suis tenu debout sur l’embrasure de la fenêtre. Les médocs me fracassent le crâne, le foutu psy sert à rien d’autre qu’à signer mes arrêts de travail, mais je me cramponne à mon stylo et à mon jack, j’écoute slowthai j’écoute The Jacka.

Ils disent la dépression c’est comme se noyer dans une piscine, il faut se laisser couler jusqu’au fond pour pouvoir remonter à la surface d’un grand kick. Mais qui vit dans une piscine au juste ? Ceci n’est pas un exercice, au fond y’a des brisants qui coupent comme des rasoirs et si tu pousses dessus tu vas remonter avec le pied en sang. J’imagine que c’est ce qui m’est arrivé : j’ai retrouvé une direction, mais en jetant aux orties tout le reste.

Pour faire simple j’étais prof débutant, et ça n’était pas fait pour moi. J’ai respect infini pour celles et ceux, les ancien-nes collègues, qui ont la furie et la foi pour monter sur le pont chaque jour : je ne fais pas partie de ces vaillant-es. Juste pas la flamme. Moi c’est la musique et les livres, c’est tout ce qui m’anime. J’ai démissionné. C’est tragique d’être monomaniaque à ce point, presque je le regretterais si c’était pas aussi intimement lié à la personne que je suis et à celle que j’essaie d’être. Si c’était pas ce à quoi je me suis raccroché quand tout partait en lambeaux qui me glissaient entre les doigts.

Perdu dans le noir, et il restait une seule lumière. Incapable de ressentir mes propres émotions, besoin de Frank, Brent, Tarik et Nabil pour ouvrir le coffre dans ma cage thoracique. Impossible de me repérer sur un territoire inconnu, besoin de me tourner vers Inf’, Sako, Veust pour m’en tracer la carte. Plus la force de dire à ma meuf que je l’aime et merci mille fois de me laisser m’ancrer à ton port, besoin de Sade A2H pour lui dire à ma place. Les journées où le seul truc qui me motivait à aller à l’hôpital chercher ma prescription, c’était la perspective de pouvoir écouter Max en boucle dans la voiture.

Went by for weeks with just my music and my woes, washing my mind down the waves.

Alors même que j’écris ces lignes, un mix de faces B new-yorkaises de 95 dans la Bose parce qu’incapable d’écrire sur le silence, je me rends compte à quel point c’est d’avoir cette passion en moi, ce truc inattaquable tant c’est gravé dans chaque os de mon corps, qui m’a permis de m’en sortir. Permis de réaliser que la survie passerait par le fait d’avoir une direction, un but, quelque chose à accomplir ici-bas pour laisser les lieux en meilleur état qu’on les a trouvés. Pour faire quelque chose des dons qu’on a reçus.

Moi j’ai un seul talent, c’est d’écrire. Je crois que c’est dans le roman de Mohammed Mbougar Sarr que j’ai lu récemment une phrase qui disait en substance : on n’est écrivain que parce qu’on n’est bon à rien d’autre, et c’est un peu mon cas. J’écris parce que je ne sais pas faire grand-chose d’autre de mes dix doigts, et j’écris sur la musique parce que comme Hamé de la Rumeur, je considère que j’ai beaucoup à lui rendre.

Il y a bien entendu, comme toujours, une dimension politique sous-jacente à tout ça. Je suis blanc et issu d’un milieu aisé, je survis à la maladie mentale pour bonne partie parce que mes parents ont mis de côté de l’argent pour moi. Conditions matérielles d’existence aisées, conditions émotionnelles d’existence assurées par des artistes qui sont de l’autre côté des rapports de domination – et que je le veuille ou non, je ne vis pas du côté des dominés. Voix de la culpabilité blanche résonne fort dans le bide, m’intime de me flageller et de me traiter de vampire qui boit les larmes d’autrui pour se sentir mieux. Il y a du vrai dans ce qu’elle dit.

Source : Ka – I Need All That, https://www.youtube.com/watch?v=JdX4XqRfnKo

Quel intérêt pourtant, de se battre la coulpe et de pleurnicher qu’on est un méchant ? En quoi ça fait avancer les choses ? Il y a des militant-es, merci à elle et eux, qui ont réfléchi à la question pour moi et je m’appuie sur ce qu’iels ont dit pour trouver quoi faire. Ce qu’il faut faire c’est rendre : consacrer la puissance d’agir que m’offrent mes privilèges à rendre ce qu’on m’a donné ou ce que j’ai volé sans le vouloir. Ka dit dans I Need That qu’il veut qu’on lui rende sa musique et sa culture : c’est ce qu’il faut tenter d’accomplir.

Un parcours académique exemplaire sous la ceinture, j’ai voulu faire de la recherche. Voulu m’engouffrer dans la brèche ouverte par d’autres avant moi, s/o Karim s/o Murray s/o Manue, et offrir au rap la place qu’il mérite dans le cénacle doré de l’université. Produire autour de cette musique le discours humble et rigoureux qu’elle mérite, lui rendre justice. Les portes sont restées fermées jusqu’à présent, je n’ai pas encore réussi à rentrer dans ce game là – on lâche rien pourtant, et j’y arriverai un jour. Mais je n’ai pas encore réussi à accrocher une place.

Pas grave, il reste l’essentiel : la musique les mots et moi, que je vous offre aujourd’hui. L’essentiel c’est d’écrire . Merci l’Abcdr de m’offrir un cadre pour le faire. I’m grateful beyond words. Si l’on écrit, c’est aussi dans l’espoir de traduire la mélodie qu’on a dans le cœur pour qu’elle soit audible pour quelqu’un d’autre, qu’elle résonne en quelqu’un d’autre. Merci à toi de me lire. I’m grateful beyond words.

Merci surtout à Lalcko et à Bob, à Nessbeal et à Max. Merci à Cam’ron, Little Simz, Britney, Leroy Sibbles. Merci le reggae merci la funk merci le rap.

I’m grateful beyond words.