LK de l’Hôtel Moscou – Xanadu

C’est via zo. de l’Abcdr que j’ai entendu parler pour la première fois de LK de l’Hotel Moscou, dans un des bilans annuels du site – je crois que c’était en 2015. Il parlait de l’album San Francisco, sorti cette année là, et je m’étais mangé une jolie gifle en découvrant les ambiances lugubres, la profonde douleur et les quelques rayons de lumière qui habitent ce très bon disque. Par la suite, j’ai gardé une oreille sur la carrière du rappeur aujourd’hui basé à Londres et très actif dans l’underground francophone – on l’a entendu avec Sameer Ahmad, Moïse The Dude et Yuri J notamment, et il semble avoir noué avec chacun d’entre eux une relation artistique qui dépasse de loin le simple cadre des featurings de convenance. Tous les quatre, malgré la profonde singularité de leurs œuvres respectives, ont en commun de proposer une musique complexe, mature, et affranchie des carcans esthétiques du game : à trente ou quarante ans, je suppose qu’on a plus le temps de se demander ce qui plaît aux labels ou ce qui va marcher sur Tik Tok.

Il est clair que la recherche du succès commercial n’est pas au somment de la liste des priorités d’LK lorsqu’il compose ou qu’il rappe. Ses albums ont quelque chose de viscéral : il met en musique des souffrances, des joies et des épreuves d’une complexité rare. La forme est tout aussi travaillée que l’émotion transposée est intense : l’écriture du londonien d’adoption est souvent vertigineuse, ses productions parfois d’un noir aussi pur que celui du vide cosmique qui nous sépare de Bételgeuse. Pour cette raison, j’ai souvent eu du mal à me plonger en profondeur dans l’œuvre prolifique d’LK – non pas parce que celle-ci serait difficile d’accès, mais parce qu’elle remue en moi des noirceurs que j’ai encore trop peur d’affronter de face.

Il y a un album en particulier que je n’ai pas encore écouté : Xanadu, qui m’a été décrit comme le récit de la plongée vers les abysses d’un trader londonien. Intriguant horizon d’attente que de se lancer dans un disque de rap en ayant vaguement en tête la Mort d’un commis voyageur d’Arthur Miller, et de se préparer à la fois à écouter de la musique et à s’entendre raconter une histoire.

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Le décor est celui d’un univers géométrique, où les hommes et les femmes sont piégé-es dans des parallélépipèdes d’acier. Un monde où le matérialisme a remplacé toutes les valeurs : l’Etat, la décence, le bonheur, tout est subordonné à la volonté d’en acquérir toujours plus. L’atmosphère est décadente, comme un empire romain de science-fiction à l’aube de sa chute : les églises sont vides, les humains sont devenu-es des variables mathématiques, et même la mort n’est plus qu’un dépôt de bilan.

Le protagoniste marche dans les artères de cette ville-statistique avec l’arrogance d’un des rois de ce monde, son corps frêle protégé par l’armure de son costume trois-pièces. Surfer la vague de la bourse est devenu une forme d’art, et comme le Faiseur dans la pièce de Balzac, il manipule les devises comme un magicien les énergies mystiques pour mettre la planète entière au service de son égoïsme, au risque de la détruire entièrement. L’argent n’est pas important en lui même, mais parce qu’il permet d’écraser les autres, (« On te fuck car on en est capable »), et se sentir mâle dominant est la seule manière pour lui d’oublier qu’il n’est qu’un numéro.

Il erre donc dans ce monde froid en quête de jouissance, mais les drogues « prescrites par des devins étranges », le sexe sans sentiments, les appartements luxueux et le plaisir de marcher sur son prochain font pale figure face à la fortune, qui reste la plus enivrante des défonces. Sa femme, même, doit être sacrifiée sur l’autel de son égoïsme ou celui de la machine, qui sont finalement le même. Il ne peut concevoir l’amour avec elle que si elle le rejoint dans son enfer couvert de dorures. Le lien qui le reliait à elle, comme celui qui le reliait à la vie, n’est plus qu’un amas de haine, de rancoeur et de colère.

Xanadu raconte l’histoire d’un homme qui, isolé par son égoïsme dévorant, commence à prendre conscience de la vanité de sa vie : son humanité le rattrape dans sa fuite en avant, malgré tous ses efforts pour la tenir tant bien que mal à distance à force de luxurieux divertissements.

En s’ « [entourant] de vide pour tenir le mal à distance », il tente de s’anesthésier pour oublier que, puisque tous ses plaisirs sont des vices, la douleur devient la seule émotion véritable qu’il puisse ressentir. Sur « Cupide », la voix de la culpabilité, d’abord étouffée, finit par jaillir dans un giclement d’autotune, pour venir le dévorer ou le sauver. Il réalise confusément que ce pouvoir qu’il croit détenir, il ne peut le conserver que tant qu’il consent à être un rouage de la machine.

La musique et le traitement de la voix oscillent entre deux pôles. D’un côté, le son quasi-robotique des pulsions de domination du protagoniste. De l’autre, une douleur qui, pour perçante qu’elle soit, à le mérite de contenir quelque chose d’humain. La teinte qui domine, c’est le gris du métal, parfois chauffé à blanc par la douleur d’une âme qui se débat dans l’armure étriquée du costard.

C’est avec ce reliquat d’humanité qui le torture en s’accrochant de toutes ses forces pour ne pas sombrer dans l’abîme de verre et de m étal que notre protagoniste essaie de faire la paix quand, le jour de ses funérailles, il se rend enfin compte que c’est d’amour qu’il a besoin. Il ne comprend pas alors pourquoi sa femme et son fils refusent de le lui donner : il est pourtant un saint ?

Comme San Francisco, l’album s’achève sur un rayon de lumière qui transperce le ciel nuageux de cet apocalypse capitaliste : en mourant, Laurent finit par trouver, sinon la rédemption ou la paix, du moins une issue à sa fuite.

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